Histoire de l’Enseignement de l’État en Belgique

Deuxième Partie : Les années soixante

 

    1. L’après Pacte scolaire

Le Pacte scolaire conclu en 1958 avait apaisé les esprits et contribué à créer un équilibre plus stable entre l’enseignement libre et l’enseignement officiel.

En accordant des subventions de fonctionnement et d’équipement aux écoles de l’enseignement subventionné ainsi que des subventions-traitements à leur personnel et en permettant par ailleurs à l’État d’ouvrir des établissements scolaires partout où le besoin s’en faisait sentir, la loi du 29 mai 1959 avait créé des conditions favorables à une expansion rapide de l’enseignement dans les deux régions du pays.

L’accroissement ininterrompu des effectifs scolaires, conséquence du baby-boom qui avait suivi la guerre et le contexte budgétaire plutôt favorable permirent l’ouverture d’un nombre considérable de nouvelles écoles. Selon certaines sources , on dénombrait avant la fin de la décennie, 376 établissements nouveaux dans l’enseignement de l’État (primaire et secondaire confondus), 31 au niveau des Provinces et des Communes et 465 dans l’enseignement confessionnel.

Une progression remarquable mais qui n’eut pas que des effets positifs. En effet, le libre choix des parents garanti par le Pacte scolaire et par la Constitution, c’est-à-dire la possibilité pour ceux-ci de trouver à une distance raisonnable (et par conséquent assez proche) un établissement scolaire répondant à leurs convictions philosophiques ou religieuses, a eu pour conséquence de multiplier le nombre de petites écoles. Et, ce faisant, d’attiser la rivalité entre elles, au point de les mettre en grande difficulté quelques années plus tard lors des mesures de rationalisation des enseignements primaire et secondaire.

L’impact de l’ouverture de ces nouvelles écoles sur le budget de l’État fut en effet tel que le législateur fut contraint à prendre rapidement des mesures pour endiguer le développement des réseaux d’enseignement. Celles-ci furent concrétisées par la loi du 8 juillet 1966[1] tendant à freiner temporairement les réseaux scolaires. Une disposition qui restera d’application jusqu’à la publication d’un plan de rationalisation et de programmation dans l’enseignement secondaire.

 

   2.  Les années soixante, une période de maturation d’idées nouvelles

2.1.         Des attentes mais aussi un progrès réel dans la carrière des membres du personnel enseignant de l’État

Malgré les avantages procurés par le Pacte scolaire et les progrès réalisés grâce à une conjoncture favorable, la plupart des réseaux d’enseignement restent en situation de revendication.

    • L’enseignement subventionné (le libre confessionnel en particulier) réclame toujours plus d’autonomie pour développer son enseignement et, bien sûr, toujours plus de subventions estimant que si la liberté octroyée par l’État n’est pas soutenue par des moyens financiers, elle est illusoire. Il devra cependant attendre jusqu’en 1973 avant d’obtenir totalement satisfaction.
    • L’enseignement de l’État est, quant à lui, davantage préoccupé par les conditions de travail de son personnel. En cette période d’expansion de l’enseignement, les désignations et les nominations d’enseignant(e)s sont nombreuses et toujours laissées à la discrétion du gouvernement, pouvoir organisateur de l’enseignement de l’État. Elles sont faites par le ministre compétent avec une liberté totale qui ouvre la voie au favoritisme et aux interventions partisanes. Aussi, l’idée de doter le personnel de l’enseignement de l’État d’un cadre statutaire inspiré par des règles objectives commence peu à peu à gagner du terrain. Mais cela ne se fera pas sans peine tant les résistances sont nombreuses. Malgré plusieurs résolutions prises à cet effet par la Commission du Pacte scolaire en 1963[2] et en dépit de la loi adoptée en 1964[3], il faudra encore attendre cinq années avant la parution de l’arrêté royal du 22 mars 1969 dotant d’un statut complet les membres du personnel de l’enseignement de l’État, un acquis majeur pour les organisations syndicales représentatives de cet enseignement.

 

2.2.         Le temps de la réflexion et des premières réalisations

Dans la foulée de la démocratisation qui se poursuit à vive allure, de nouvelles filières d’enseignement voient le jour pour permettre aux jeunes de toutes les catégories sociales d’accéder aux études secondaires complètes. C’est un progrès incontestable. Mais il y a aussi des zones d’ombre. En effet la concurrence entre établissements est rude et le niveau d’exigence parfois élevé (dans l’enseignement moyen en particulier) met beaucoup d’élèves dans une situation inconfortable.

Le nombre d’échecs s’accroît et le corps professoral s’interroge : faut-il toujours se baser sur les mêmes critères alors que les jeunes sont très diversifiés ?

Des velléités de changement apparaissent çà et là. Plusieurs établissements se lancent dans des expériences pédagogiques parfois controversées (les mathématiques modernes entre autres). D’autres souhaitent de nouveaux programmes et plaident pour une pédagogie mieux adaptée aux besoins des élèves. Des notions comme la pratique d’un enseignement différencié commencent à se faire jour.

Bref, un courant de rénovation se dessine peu à peu.

À la rentrée en 1969, 22 établissements d’enseignement secondaire (dont 20 dans l’enseignement de l’État, ce dernier faisant toujours figure de pionnier) s’engagent dans une expérience pédagogique audacieuse qui prendra bientôt le nom « d’enseignement rénové ». Nous reviendrons au chapitre suivant sur cette importante réforme de notre enseignement secondaire.

Par ailleurs, la concertation entre les réseaux (activée par l’article 5 de la loi du Pacte scolaire) devient pratique courante. Elle n’obtient cependant que des résultats mitigés. Ainsi, malgré de longs palabres, elle ne permet pas de faire aboutir un projet de loi concernant la prolongation de la scolarité obligatoire, un corollaire pourtant indispensable à la poussée de démocratisation des études et à la nécessité d’améliorer le niveau de formation et de qualification de nombreux jeunes dans notre pays. Ce projet restera en veilleuse pendant de nombreuses années encore et devra attendre 1983 pour voir le jour[4].

En revanche, une réflexion globale amorcée au sujet des besoins éducatifs à réserver aux enfants « handicapés » sera plus fructueuse. Certes on n’avait pas attendu la décennie soixante pour s’y intéresser. Depuis plusieurs années déjà, plusieurs pouvoirs publics (la Province du Hainaut notamment) avaient mis en place des structures appropriées pour les enfants dont les aptitudes ne permettaient pas la fréquentation d’un enseignement traditionnel. Les efforts entrepris par les uns et les autres seront couronnés par une loi-cadre[5] destinée aux enfants physiquement et mentalement désavantagés.

 

 

2.3.         Deux avancées significatives

 

2.3.1.  Évolution de la notion de neutralité dans l’enseignement de l’État

L’État qui fut, au temps des luttes scolaires, le fer de lance de la laïcité s’impose à présent par sa neutralité.

C’est dans la loi du Pacte scolaire qu’elle est énoncée pour la première fois. Mais le législateur de 1959 se borne à préciser que « parmi les écoles officielles (celles qui sont organisées par les Pouvoirs publics) sont réputées neutres celles qui respectent toutes les convictions philosophiques et religieuses des parents qui leur confient leurs enfants (…) et dont au moins deux tiers du personnel enseignant sont porteurs d’un diplôme de l’enseignement officiel et neutre ».

C’est en 1963 que cette notion est affinée par la Commission permanente du Pacte scolaire[6] : « La neutralité, énonce-t-elle, implique la parfaite objectivité dans l’exposé des faits, oral ou écrit, et une constante honnêteté intellectuelle au service de la vérité. Aussi le personnel enseignant de l’école neutre s’abstiendra de prendre parti dans des problèmes idéologiques ou sociaux qui sont d’actualité et qui divisent l’opinion publique. Il s’agit en effet de donner aux jeunes une ouverture d’esprit à la pluralité des valeurs qui constituent l’humanisme occidental … » Et la commission de conclure que « La neutralité telle que définie par la présente résolution s’applique en particulier à l’enseignement organisé par l’État, visé par le Pacte scolaire et dans lequel cette neutralité est obligatoire. »

Remarque : il convient d’ajouter que la notion de neutralité a été réaffirmée et complétée à maintes reprises au cours des décennies qui vont suivre afin de lui donner un contenu adapté aux évolutions de notre société.

 

2.3.2.  Évolution culturelle de part et d’autre de la frontière linguistique

Un désir croissant d’autonomie culturelle se manifeste dans chacune des deux régions du pays, en particulier en Flandre.

Vu les liens étroits existant entre la culture et l’enseignement, il va de soi que chaque communauté va vouloir accroître ses compétences en matière d’enseignement.

La première mesure en ce sens sera la loi linguistique du 30 juillet 1963.

Elle consacre le principe que la langue de l’enseignement sera la langue de la région.

Un pas supplémentaire sera franchi avec l’arrêté royal du 28 juillet 1967 qui divise par régime linguistique la compétence gouvernementale dans le département de l’Éducation nationale. Il sera suivi deux ans plus tard par le dédoublement du ministère de l’Éducation nationale.[7]

Il est clair qu’à partir de ce moment, la politique de l’enseignement va évoluer de manière différente dans les deux régions du pays, même si la compétence du législateur national se maintiendra sur l’ensemble du territoire national jusqu’à la révision constitutionnelle de 1988-1989.

 

En guise d’épilogue, un événement plutôt anecdotique, mais qui a fait couler beaucoup d’encre : le congé du samedi matin dans l’enseignement.

Au cours des années 1963-1964, un problème totalement étranger aux programmes scolaires et à la pédagogie a fait la Une de plusieurs journaux et magazines.

Les plus anciens d’entre nous se souviennent sûrement qu’en ce temps-là, les élèves fréquentaient encore l’école le samedi matin.

Mais, dès le début des années soixante, les mentalités et les désirs se transforment.

D’aucuns parmi les parents souhaiteraient profiter du week-end pour partir à la mer ou à la campagne ou tout simplement s’accorder deux jours de détente en famille avec leurs enfants. D’autres ne partagent pas cet avis et, de concert avec la majeure partie des autorités scolaires, craignent que les travaux et les devoirs imposés aux élèves en fin de semaine soient négligés si l’on accepte le week-end de deux jours complets.

La résistance au changement aidant, la question restera au point mort … jusqu’en 1973, année où les cours du samedi matin seront supprimés et répartis autrement sur les autres jours de la semaine.

Pour des raisons pédagogiques ? Bien sûr que non. Ce sont les répercussions de la crise pétrolière et l’augmentation du coût de l’énergie qui ont eu le dernier mot.

Une fois de plus, les impératifs socio-économiques l’ont emporté sur toute autre considération.

Un problème récurrent qu’avait constaté le philosophe français Gaston Bachelard quand il écrivait en 1938 : « Il est temps de mettre la société au service de l’école, pas l’école au service de la société. »

                                                                                                      Roland Gaignage – Past Président

Sources 

§ Jan De Groof : Le Pacte scolaire : coordination et annotations. Story-Scientia 1990.

§ Institut d’Étude du droit de l’école (en collaboration avec l’Institut d’Étude des Religions et de la Laïcité de l’ULB). Dossier réalisé en 1992.

§ Coupures de presse et extraits de conférences ou d’exposés en rapport avec la Paix scolaire au moment de la communautarisation de l’enseignement (années 1988-1989).

 

[1] Loi du 08/07/1966, dite « Loi de freinage ».

[2] Résolution de la Commission du Pacte scolaire du 8 mai 1963, consacrée entre autres aux recrutement, désignations, nominations et promotions du personnel enseignant de l’État.

[3] La loi du 22 juin 1964 relative au statut des membres du personnel de l’enseignement de l’État, telle qu’elle a été modifiée par la loi du 31 mars 1967.

[4] Loi du 29 juin 1983 concernant l’obligation scolaire.

[5] Loi du 6 juin 1970 sur l’enseignement spécial.

[6] Résolution de la Commission permanente du Pacte scolaire du 8 mai 1963, approuvée par les trois partis signataires du Pacte et par le Gouvernement.

[7] Arrêté royal du 25 septembre 1969.

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